INTERVIEW : Manu Dibango

La face B de Dibango Manu, le Maestro Afro-Saxo, sans tabou !

DIBANGO

L’artiste Francophone le plus renommé, mondialement, Manu Dibango fait son grand come-back avec un coffret majestueux de 5 CDS, intitulé « Merci / Thank You » Vol.1, pour honorer ses 60 ans de carrière. Ce premier coffret « Merci » retrace les premières décennies de son parcours,  Toutes les aventures musicales de Manu, dès ses débuts, dans les sixties.

Composé de 81 titres, on retrouve bien évidemment ses tubes mais ce sont les morceaux  inédits et/ou rares qui font de ce produit discographique un chef-d’oeuvre historique et magique ! Une occasion de découvrir d’autres aspects de la musicalité de Manu Dibango. Sa « face b » (cf. 45 tours)  où se révèle un musicien complet et un jazzman authentique ! Parmi ses travaux méconnus des oeuvres de gospel africain protestant, des récitals de piano solo et ses musiques pour le cinéma et la tv… La sortie de « Merci » était le parfait prétexte pour une nouvelle rencontre avec cette légende vivante. Un moment riche d’histoire, chaleureux et sincère où l’on découvre derrière une grande  humilité  un musicien, un vrai jazz man qui a marqué une époque de sa pâte et qui a ouvert de nombreuses voies, au saxophone et aux musiques et notamment africaines.

Sir Ali : Bonjour Manu. Comment va Papa Groove ?!

Manu Dibango : Papy Groove va très bien…ha ha ha !

S.A. : Ça se voit… à 82 ans tu es sans rides….à l’image de ton groove ! Justement, l’album « Merci » nous réunit là, pour fêter es premières soixante années de ta carrière !

M.D. : C’est bien comme tu as dit, mes soixante petites premières années, d’un parcours, d’un témoin d’une époque. Être témoin d’un temps est une chose  le prouver par les sons en est une autre. Les sons qui sont là, débutent dans les années 60. Pour tous ceux qui aiment le son et qui sont un peu curieux, nous n’avons pas modifié les albums ou rajouté des choses, mais juste remastérisé de sorte qu’ils gardent l’authenticité. Ça va du mono au stéréo, du 78 aux 45 tours en passant par les albums vinyle, puis le CD et jusqu’au numérique. Parce que c’est aussi le parcours de la technique que nous avons épousé.

S.A. : Le Jazzophone de ce printemps est consacré aux saxophones. Grâce à ton nouvel album j’ai l’honneur de clamer « Dibango = l’Afro Sax ». Qu’est ce que cela signifie pour toi ?

M.D. : Oui on peut le dire mais ce qui m’importe beaucoup c’est que le saxophone est un instrument noble. C’est un véhicule de pensée. Un instrument est toujours le véhicule de quelque chose. Pendant longtemps les gens ont dit de moi que j’étais versatile. Ce qui est vrai, mais avec un grand V. J’ai toujours aimé casser les mythes ! Il faut casser la boussole de temps en temps. Moi je suis Camerounais d’origine, mais je ne me prétends pas musicien Camerounais. Je trouve que c’est restrictif. Je suis musicien d’origine camerounaise. Ce qui me permet d’être versatile, c’est de faire ce que  j’ai envie de faire et  de ne pas être chargé d’une mission. C’est très lourd d’être un musicien chargé d’une mission. Tu es un musicien français tu ne fais que de la musique française, musicien Africain…Qu’est ce que cela veut dire d’ailleurs car l’Afrique c’est un continent ? (Il rit), Il faut dès le départ mettre les choses au point. Moi, j’aime la musique dans son ensemble, je n’écoute pas la musique avec des œillères, j’espère en tout cas que ces albums coffret vont le montrer. Je peux aller de Myriam Makeba à Rachmaninov.

S.A. : Le témoignage  parfait de cette versatilité et de ton ouverture d’esprit, est ton album « Papa groove » (live au Petit Journal Montparnasse 96) où en plus du groove et de l’Afrique il y a Duke Ellington et la musique classique. C’est un de tes chefs d’oeuvre, peu connu, produit avec beaucoup d’amour par ta fille, Georgia.

M.D. : C’est vrai avec beaucoup d’amour et beaucoup de sous aussi. C’est un travail qu’il fallait faire. A cette époque là on avait la possibilité de le faire et la liberté aussi de pouvoir mettre un quatuor à cordes et un grand orchestre de jazz, des choses que j’aime mais qui ne sont pas forcément là où les gens pensent qu’elles doivent l’être.

S.A. : Et pendant toutes ces années n’as tu pas cassé tous les tabous ?

M.D. :  C’est comme ça que je suis en fait, je n’entre pas dans une catégorie. On est dans un pays cartésien où on aime bien te classer. Imagine,  tu fais un disque classique. On te met dans quoi ? Dans la World music ? Dans la musique africaine ? Dans quoi on va te mettre ?! Il faut aussi que dans le tas il y ait des gens qui comme nous défendent  la musique en général, sans catégorie spéciale. En plus quand tu es africain alors là ! (Mmmm) Quand tu es Européens tu peux encore avoir des fantaisies mais quand tu es africain tu es un homme condamné.

S.A. : Spécialement, quand le musicien africain est techniquement fort !!

M.D. : « Le musicien africain il a le rythme dans le sang ». C’est le truc le plus dangereux au monde qu’on te dise que tu as le rythme dans le sang. Çà veut dire qu’il ne faut pas que tu travailles : « la technique c’est pas pour toi, toi tu joues d’instinct ! » Il faut faire attention au mot instinct car ça peut être très vite péjoratif (éclat de rire) Oui il faut casser les mythes et les fantasmes et je le prouve en le faisant.  J’ai été pianiste de rock derrière Dick Rivers, l’organiste chez Nino Ferrer, ça n’empêche pas que je sois d’origine camerounaise. Cette histoire là, ça te freine dans la vie. Si tu ne penses qu’à réaliser les fantasmes des gens tu n’as pas le temps, toi, de faire ce que tu as envie de faire. Tu te mets des barrières :  » ils ne vont pas aimer ça car ils n’aiment que la musique africaine »… je ne suis qu’un simple musicien, commençons par là et arrêtons cela à ça.

S.A. : Bizarrement peu de gens savent que tu es, en plus  un multi-instrumentiste ;  le piano à la Randy Weston, l’orgue hammond à la BookerT…mais aussi marimba et vibraphone ! Qui sont tes vibraphonistes préférés ?!

M.D. : Forcément Milt Jackson. C’est beaucoup plus mon style mais celui qui m’a fait découvrir le vibraphone, c’est Hampton, un virtuose et un showman en même temps. J’aime la combinaison des deux. J’ai toujours aimé Armstrong parce qu’il chante et joue de la trompette. J’aime les musiciens qui chantent ou les chanteurs qui jouent d’un instrument. George Benson est un terrible guitariste et chanteur à la fois. Nat king Cole, un sublime pianiste et chanteur. Voilà mon école, le musical c’est comme ça que je comprends le jazz.

S.A. : Parlons de ton album jazz, le plus traditionnel, un hommage à la Nouvelle Orléans où tu joues Sidney Bechet…mais Bechet sur un alto ?!!

M.D. :  Oui, jouer Bechet comme Bechet ça ne veut rien dire ! Tu ne joueras jamais du Bechet comme Bechet. Faire une relecture du répertoire suppose que tu changes l’orchestration que tu changes les instruments. Déjà dans ce disque sur Bechet il n’y a pas de basse mais un tuba. On revient dans les années 20,  années de création. Proposer un alto là dedans, ça amène un coté lyrique différent du lyrisme de Bechet que lui seul arrivait à créer. De toute l’histoire des sopranos, Bechet était le seul ; ou peu être Johnny Hodges qui jouait de temps en temps le soprano avec un vibrato spécifique ; qui pouvait  générer ce vibrato. Le phrasé de Bechet nécessitait ce vibrato. Mon phrasé à moi sur l’alto n’a pas besoin de cela. J’ai besoin du coté lyrique des mélodies. Et là, c’est exactement ce que j’ai essayé de faire. Je m’approprie ses mélodies comme une pâte à modeler.

S.A. : Et tes idoles au saxophone ? Je sais que l’on peut commencer avec Illinois Jacquet !

M.D. :  Oui, Illinois Jacquet, Sonny Rollins… mais à commencer par Johnny Hodges. Moi dès le départ j’ai aimé le saxo. J’ai eu des professeurs et à mon époque il y avait beaucoup de saxophonistes. Inutile de parler de Charlie Parker. Mais entre Hodges et Bird il y en a plein d’autres. Des « sous génies » comme Sonny Stitt, Phil Woods…et Earl Bostic, qui pour moi est un des plus beaux saxophonistes qui  existe. Il avait un son énorme, des poumons en acier. C’est faire injure au saxophone que de choisir un saxophoniste. D’abord il faut remercier Adolphe Sax, parce que sans lui il n’y aurait pas eu tous ces talents que le sax a générés. Je suis plus pluriel que singulier. Chacun de ceux que j’aime a amené une façon de lire le saxophone et d’en ressortir sa pensée. II y en a beaucoup, ça va de Coleman Hawkins qui est le parrain de tous les autres à son pendant direct, Lester Young, qui est à l’opposé de Coleman Hawkins.  Il avait une autre vision celle qui a généré les Charlie Parker et tout ça. Entre temps il y a eu des gens comme Stan Getz qui avait une couleur assez spéciale, dans le son du saxophone, avant qu’apparaisse Coltrane. Le saxophone est vraiment un instrument qui a créé, des puissances de pensée, dans cette musique que nous aimons tous. Le monde du saxophone est très riche, comme une forêt avec  ses multiples et différentes essences d’arbres. C’est une très belle forêt. Saxophone est une famille de sept membres : sopranino, soprano, alto, ténor, baryton, basse et contrebasse sax une grande famille qui converse. Je vivais à New York (années 70), il y avait le bottin des musiciens et dans l’état de New York on comptait 50 000 saxophonistes, avec des spécialités ! T’imagine aujourd’hui en 2016 le nombre !? Moi j’ai écouté beaucoup de saxophonistes mais pas seulement. Je suis tombé à un moment où le Jazz était à son Zénith, une explosion de créativité. Les années 50 en France il faut avoir eu la chance de les connaître pour parler de cette musique là. Maintenant il y a le savoir faire, la technique, mais il n’y a plus de créativité. Les gars  sortent du conservatoire, ils jouent à 2000 à l’heure, mais nous on cherchait une note, la bonne note ! Tu retrouvais ça avec Ben Webster, Lester Young, Coleman chacun d’eux avait un langage. Ils n’ont pas été à l’école eux. Aujourd’hui il y a une école unique d’où l’on sort, où on a  tous appris à  jouer pareil, vite, bien. L’essentiel c’est peut être de pousser la porte d’à côté quoi, pour ce qui est du jazz ! En ce moment il faudrait voir le sens du mot « jazz », c’est très important.

S.A. : J’aimerais que tu me dises ce qu’est pour toi, le Jazz ?

M.D. :  Ce n’est pas ce qui est joué maintenant. Le Jazz c’est une combinaison. On lui a enlevé les pieds il ne reste plus que la tête. C’est mieux pour aller à Pleyel ! Avant, Duke Ellington faisait une musique savante sur laquelle on dansait. On a oublié la danse en route. C’est ce qui fait la différence. On a oublié un des aspects essentiels c’est qu’il y avait un échange entre les instrumentistes et les danseurs et quand tu enlèves un des deux ça ne marche plus ! A l’heure actuelle il y a un vrai problème dans la définition du jazz. On a retiré une dimension au jazz. pour moi le jazz : c’est pouvoir écouter ou pouvoir danser, ou l’un ou l’autre ou les deux à la fois. C’est une combinaison le Jazz, en plus,  se passait dans les boites, dans les « speak easy », dans la fumée… d’ailleurs aujourd’hui il n’y a plus de fumée du tout, on se croirait terriblement plus dans un laboratoire. On peut plus boire on peut plus fumer. Tout ça faisait partie d’une façon d’aborder la musique et d’avoir la joie dans la musique disons un blues  joyeux.  Pour moi c’est ça le problème du jazz, aujourd’hui c’est un jazz très occidental. Le jazz s’est occidentalisé mais dans le mauvais sens. Il est devenu aseptisé, propre et très propre techniquement mais c’est chiant. Je suis désolé de le dire, quand on oublie la danse, il faut changer le nom. Tout ça résulte d’une façon de voir la musique dans l’espace musical. Quand tu joues, il y a le problème de l’espace. Comment tu l’occupes avec ton corps, est ce que ton corps va bouger ? Est ce que les reins vont être raides ou vont bouger avec toi ? – Il y a la question du mouvement du corps qui va avec la musique, certaine musique. A la Nouvelle Orléans tu sais comment ça se passait ? Il y avait des échanges, une joie de vivre, de la création à travers tout ça. Quand tu écoutes Armstrong, à partir d’un langage commun, il pouvait sortir un soliste qui faisait danser les gens. Il y avait un côté savant en même temps qu’un côté physique. Alors on dit bien « Body and soul« . Ca veut bien dire quelque chose. Si tu retires le body l’âme est fade.

www.manudibango.net

Ecrit par Sir Ali
  • Les concerts Jazz et +

  • Le Jazzophone