Je chante le Jazz électrique

BitchesBrewGatefoldJe chante le jazz électrique « Bitches Brew » et la naissance de la fusion.

Lorsque le 19 août 1969, Miles Davis entre aux Columbia Studios de New York pour y enregistrer un nouvel album, l’Amérique est un pays déchiré, pratiquement à feu et à sang : Robert F. Kennedy et Martin Luther King ont été assassinés quelques mois auparavant, l’escalade fait rage au Vietnam, les émeutes noires ont ensanglanté les ghettos sous la houlette du Black Panther Party,  500.000 personnes se sont rassemblées au Festival de Woodstock le week-end précédent pour manifester leur opposition à la guerre et pour admirer les nouveaux dieux, en particulier trois qui vont influencer l’évolution de son son : Jimi Hendrix, Sly Stone et Santana

C’est sans doute à tout cela que pense Miles Davis lorsqu’il procède à la création de cet album mythique. Un genre musical nouveau vient de naître, on lui donnera le nom de Jazz-rock, ou de Fusion, car il est la synthèse de plusieurs styles : jazz bien sur, mais aussi rock, funk, et musiques latines ou orientales. La rythmique joue binaire, les instruments sont électrifiés, les morceaux sont longs et étirés par de nombreuses improvisations, comme dans l’acid-rock de groupes comme The Doors ou The Byrds, eux-mêmes influencés par le jazz. L’influence de Bitches Brew sera considérable.

Véritable succès commercial avec plus d’un demi million d’exemplaires vendus, qui en fait après « Kind of Blue » et « Time Out » du Dave Brubeck Quartet la troisième meilleure vente de disque de Jazz. L’année suivante, Miles Davis, alors âgé de 44 ans se produira devant 600.000 personnes au Festival de l’île de Wight.

Le nouveau mouvement musical inspiré par l’album sera poursuivi par Miles Davis mais aussi par ses musiciens Herbie Hancock, Wayne Shorter, Joe Zawinul, Chick Corea et  John Mc Laughlin, qui tous y figurent. Suite à ce succès, Joe Zawinul et Wayne Shorter quittent Miles Davis pour partir créer ce qui sera l’un des groupes les plus célèbres et influents de cette nouvelle musique, Weather Report.

Le groupe fut très populaire et vendit des milliers d’albums, surtout après l’arrivée dans le groupe du jeune et phénoménal bassiste électrique, Jaco Pastorius,  véritable prodige de l’instrument qu’il révolutionna entièrement, comme Jimi Hendrix l’avait fait pour la guitare. Écoutons Joe Zawinul : « Il avait cette magie autour de lui comme Jimi Hendrix. Avant lui, nous étions perçus comme un groupe de jazz ésotérique, mais après qu’il nous ait rejoints, nos concerts se jouaient à guichet fermé, tout était complet partout. » C’est comme si Jaco Pastorius était devenu une sorte de héros américain pour tous ces gamins. La musique de  Weather Report produit de véritables tubes comme les morceaux « Birdland » ou encore « Black Market », mais le groupe eut du mal à assumer le départ (puis, hélas, la mort prématurée) de son génial bassiste, et se sépara en 1986.

Succès encore plus grand fut celui du Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin, peut-être le groupe le plus franchement « rock « de ceux dont nous traitons ici. Avec des virtuoses tels que John McLaughlin guitare, de Rick Laird (basse), Billy Cobham (batterie), Jerry Goodman (violon) et Jan Hammer (claviers), le groupe réussit une abrasive fusion, semblable à celle que connut John McLaughlin dans le groupe Lifetime, pionnier du genre avec deux autres « Davisiens », le batteur Tony Williams et l’organiste Larry Young.

Mais le Mahavishnu Orchestra est immensément plus populaire, et est à l’affiche de grands festival de rock.

Chick Corea créa quant à lui le groupe Return To Forever, en compagnie de son acolyte de toujours le bassiste Stanley Clarke et de deux autres musiciens, le batteur Lenny White (présent sur « Bitches Brew« ) et le guitariste Al Di Méola, et fut également couronné par un grand succès public.

Immense succès aussi pour Herbie Hancock, tout d’abord jouant un jazz électrique très « Milesien » dans les albums « Crossings » et « Sextant » puis évoluant vers un funk hyper dansant avec son groupe Head Hunters.

Beaucoup de jazzmen sautèrent alors dans le train en marche, et se créèrent multitudes de groupes attirés par la notoriété du genre, eux qui jouaient parfois en club devant 10 personnes. Parmi ceux là, on peut citer « Steps Ahead«  avec les Brecker Brothers, « Yellowjackets«  avec Robben Ford (guitare) et Bob Mintzer (saxophones), Larry Coryell  et son The Eleventh House, etc.

Puis le genre s’étiola peu à peu, se commercialisa (George Benson, David Sanborn) et on vit réapparaître le jazz acoustique, avec des gens comme le néo-traditionaliste Wynton Marsalis ou encore Keith Jarrett qui brûla ce qu’il avait adoré avec Miles Davis, et voua aux gémonies tout instrument électrique et ce aux grand soulagement des puristes , qui goûtaient fort peu les fulgurances électrifiées des jazz-rockers. Hélas pour eux le phénix renait de ces cendres à l’heure actuelle, avec les formations très « electric style » des trompettistes (comme par hasard…) Erik Truffaz,

Terence Blanchard ou Nicolas Folmer, ou encore celle du pianiste Robert Glasper qui mêle electric jazz et nu-soul,

la James Farm de Joshua Redman, ou plus près de chez nous, l’Electric Five de Manu Carré

ou l’époustouflant Power Triorg de Fred D’Oelsnitz, Jonathan Gritella et Alain Asplanato, très proche de l’esprit du Lifetime. Longtemps nous chanterons encore le jazz électrique.

Discographie sélective : Miles Davis « The complete Bitches Brew sessions » « A tribute to Jack Johnson » « On the corner »
Tony Williams Lifetime « Emergency » « Turn it over »
Return To Forever « Hymn to the seventh galaxy » « Where Have I Known you before ? »
Herbie Hancock « Crossings » « Headhunters »
Weather Report « I sing the body electric » « Sweetnighter » « Black Market »
Mahavishnu Orchestra « The inner mountain flame » « Birds of Fire »
Santana « Caravanserai » « Welcome »
Billy Cobham « Spectrum »
Steps Ahead « Smoking in the pits »
Chick Corea « Electric Band »

Ecrit par Gilbert D'Alto
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