#INTERVIEW « La Passion du Jazz » Michel Delorme

C’est avec une très grande tristesse que nous avions appris la disparition de Michel Delorme, que nous avions eu le plaisir de rencontrer dernièrement près de Nabeul, en Tunisie, où il coulait depuis quelques années une retraite paisible.

Né à Paris en 1934, Michel Delorme a dévolu sa vie entière au jazz. Mélomane averti, sa passion pour le jazz l’a conduit à couvrir son actualité en tant que critique à Jazz Hot dès le début des années 60, pour devenir par la suite directeur artistique chez Pathé-Marconi et CBS. Il eut le privilège d’interviewer John Coltrane, fut l’ami de Miles Davis, Wayne Shorter ou Santana. Installé en 1979 à Antibes, il était un témoin incontournable du Festival International de Jazz à Juan et de ses fameuses jam-sessions. Retour sur une vie bien remplie, nourrie par l’amour suprême.

Qu’est-ce qui vous a amené au jazz ?

  • Je suis tombé dans la musique quand j’étais très jeune. Ma mère écoutait de la musique classique et en 1950 je me suis très vite tourné vers le jazz car j’avais des camarades au lycée Chaptal qui en écoutaient. C’était surtout du jazz que j’appelle mainstream ou middle jazz que jouaient des artistes comme Coleman Hawkins ou Roy Eldrige. Assez vite, sous l’impulsion d’un camarade d’université, Pierre Cullaz, je suis passé à du jazz beaucoup plus moderne. Pierre m’a présenté son père, Maurice Cullaz (cofondateur de la revue Jazz Hot, NDLR), qui était président de l’Académie du jazz, et c’était parti. Maurice Cullaz m’a introduit partout, j’ai commencé à écrire dans Jazz Hot, dont j’étais correcteur typographique du reste. J’écrivais beaucoup de chroniques de disques à l’époque, puis des interviews d’artistes.

Que représentait le jazz pour cette jeune génération des années 60 ?

  • Pas grand-chose. On était trois fondus à aimer çà. Les autres écoutaient plutôt de la variété. C’était confidentiel parce que les gens qui fréquentaient les clubs de jazz de l’époque appartenaient à un cercle d’amateurs restreint. C’était l’élite éclairée, je me rappelle d’y avoir rencontré Juliette Gréco, les artistes et les intellectuels s’y retrouvaient…

Quels étaient les clubs que vous fréquentiez à l’époque ?

  • Il y avait le Tabou et le Blue Note, rive droite, le Chat qui Pêche également. Plusieurs fermaient, d’autres ouvraient, ça changeait régulièrement. J’y entendais des artistes formidables, comme Éric Dolphy. John Coltrane n’a jamais joué dans un club en France par contre. Je me souviens qu’un jour, j’étais en train de l’interviewer, quand Ben Benjamin, le patron du Blue Note, l’a appelé. On a pris la voiture pour aller le rencontrer, et puis finalement, ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord.

John Coltrane, justement, est un artiste avec lequel vous avez noué une relation particulière. Quelle a été la première impression que vous avez ressentie à son contact ?

  • C’est quelqu’un qui dégageait beaucoup de sérénité, qui faisait preuve d’une grande humilité, d’une grande politesse et qui aimait qu’on lui pose des questions pertinentes sur sa musique. J’ai fait beaucoup d’interviews de Coltrane avec un ami, Jean Clouzet, disparu depuis, qui peaufinait beaucoup ses questions, et avec qui j’ai co-signé un petit livre d’entretiens, initialement parus dans Jazz Hot (« Je pars d’un point et je vais le plus loin possible », NDLR). Je me souviens de ses propos qui m’avaient marqué : « J’aimerais découvrir un procédé tel que si j’avais envie qu’il pleuve, il se mettrait à pleuvoir. Si l’un de mes amis est malade, je jouerais un air pour qu’il soit guéri ; s’il était fauché, je jouerais un air pour qu’il ait de l’argent ».

Une façon assez démiurgique de penser la musique, en somme. Est-ce que Coltrane était un musicien qui théorisait sa musique ?

  • Je ne suis pas sûr, non. Il fallait jouer, jouer, jouer, allait à la limite du possible. Il y a des enregistrements qui devenaient presque insoutenables… Je me souviens, en 1960, il y avait eu un concert donné à l’Olympia à Paris, de Miles Davis avec Coltrane en ténor, qui s’était fait siffler copieusement. Son jeu en harmoniques ne plaisait pas à tout le monde ! Je me souviens également d’un fameux concert de Dizzie Gillespie en Big Band, avec John Lewis au piano, créateur du Modern Jazz Quartet, on entendait des cris d’oiseaux ! Le public était partagé entre une partie qui ne comprenait rien à ce qui se passait, qui venait juste pour assister à un concert, et ceux qui aimaient vraiment. Ce qui pouvait provoquer parfois de vraies batailles d’Hernani.

Le travail de critique de Jazz pouvait à ce titre refléter cette controverse, entre partisans du bon vieux swing et ceux qui défendaient des styles novateurs… ?

  • Il y avait les raisins aigres et les figues moisies, deux camps qui s’affrontaient entre anciens et modernes. Il y avait les tenants du vieux style, comme Hugues Panassié, et des gens comme André Hodeir, qui étaient des théoriciens du Jazz, ou Jef Gilson, que j’ai bien connus, qui s’intéressaient à l’avant-garde. On ne pouvait pas plaire à tout le monde, surtout si on s’éloignait un peu des sentiers battus. On avait en tous cas carte blanche, je me souviens avoir écrit beaucoup de mal de certains collègues… (rires)

De nombreux festivals en France, traditionnellement très connus pour le Jazz, ouvrent désormais leur scène à des artistes de funk, de hip-hop, de world ou de variétés. Que pensez-vous de cette évolution ? Pensez-vous que le Jazz, sous sa forme orthodoxe, n’attire plus le public ?

  • C’est normal, ce sont un peu les marchands du temple. On souhaite attirer du monde, comment attirer du monde? En donnant à la majorité ce qu’elle aime. Le jazz est une musique élitiste. Mais le jazz reste une musique vivante.

Ecrit par Benjamin Grinda

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