#Interview : Philippe Robert : Le héraut de l’Underground

Philippe Robert, journaliste et ex-responsable de la musique enregistrée à la Bibliothèque Louis Nucéra de Nice, et surtout auteur douvrages fondamentaux sur les avant-gardes musicales (jazz, rock, free) nous a accordé un entretien sur son parcours atypique mais passionnant.

Tu as beaucoup écrit sur les musiques en général, y compris sur des choses assez classiques, que ce soit en rock, jazz ou autre. Néanmoins, on sent chez toi une nette préférence pour les choses moins connues, voire underground. Pourquoi ?

Quand j’ai commencé à écrire dans la presse spécialisée, dans Les Inrockuptibles ou Jazz Magazine par exemple, les critiques les plus connus, disons les Philippe Carles et Gilles Tordjman pour ne citer qu’eux, s’étaient déjà accaparés les artistes connus. Cela tombait bien, parce que c’était pas du tout ce dont je voulais parler. Du coup, mes collaborations ici et là furent bien accueillies, et en accord avec mes goûts. Adolescent, au lycée, je me passionnais déjà pour Philip Glass, Art Ensemble of Chicago, Yoko Ono, avec une nette préférence pour les réfractaires à tout académisme comme aux virtuosités ostentatoires, souvent des musiciens qui s’auto-produisaient quand ils n’étaient pas hébergés par des labels indépendants. À ceci, il n’y a aucune raison particulière autre que le plaisir de l’écoute : je ne me suis jamais remis de mon immersion dans Metal Machine Music à sa sortie en 1975, l’année de mon Bac ! (rires)

Dans ton panel personnel, donnes-tu une préférence à la marge, ou serait-ce le désir de rétablir des injustices flagrantes ?

Godard, le cinéaste, dit : « La marge, c’est ce qui fait tenir la page ». C’est plus fort que moi, ceux que Leonard Cohen appelaient les perdants magnifiques m’attirent. La marge, c’est mon truc. Tous les outsiders me fascinent, de Moondog à Sun Ra en passant par Captain Beefheart, Jandek, La Monte Young, Albert Ayler, Sky Saxon, Roky Erickson ou My Cat Is An Alien. Le sous-titre de mon premier ouvrage en solo est « Un itinéraire bis » : il en dit long ! (rires) Tu as raison de le noter, il s’agit de relayer le travail artistique des laissés pour compte. Avant Rock, Pop, un itinéraire bis, tout le monde racontait la même histoire officielle : Elvis, Beatles, Led Zeppelin… J’ai dit stop et pris la tangente, leur préférant John Martyn, Karen Dalton, Throbbing Gristle, Lydia Lunch, etc. Tous les grands oubliés des ouvrages style Discothèque idéale à la Manoeuvre. Réparer des injustices, oui c’est ça (sourire).

Tu parles peu de la soul music en général, du rhythm & blues : tu parais donner la préférence au free jazz quand il s’agit d’évoquer la révolte noire.

Je ne suis pas d’accord. Tu fais vraisemblablement référence à mon ouvrage Great Black Music, antérieur à l’exposition du même nom, qui bien sûr, dès lors qu’il s’agit de révolte, focalise sur les musiques à contenu protestataire, qu’il s’agisse du free jazz de Attica Blues d’Archie Shepp, ou de Public Enemy, entre autres. Mais tu remarqueras que je n’ai pas omis de parler de What’s Going On de Marvin Gaye. Tout comme de Curtis Mayfield, Smokey Robinson, Terry Callier, Isaac Hayes, James Brown, The Temptations, Al Green, Bobby Womack… Et, une fois encore, de gens moins connus tels Jon Lucien, Demon Fuzz, Leon Ware, Cymande, Mandrill ou Labi Siffre. Je te promets, j’ai beaucoup donné dans la soul (rires), peut-être un poil moins dans le rhythm ‘n’ blues (sourire).

Tu tintéresses aussi beaucoup aux musiques électroniques, techno ou autres. Quest-ce qui te séduit là-dedans ?

Techno ? Tu t’avances (rires). Bien que je n’aie rien contre (et voie évidemment un lien entre E2-E4 l’album solo de Manuel Göttsching, guitariste du groupe krautrock Ash Ra Tempel, et la scène de Detroit), d’autres que moi racontent cette histoire bien mieux que je ne saurais le faire : à chacun ses marottes, même si mes centres d’intérêt sont très larges. Par musiques électroniques, tu entends peut-être plutôt électroacoustiques : Pierre Henry, François Bayle, toutes ces choses issues du GRM… Ce qui m’intéresse dans ces musiques propices à l’écoute immersive, c’est qu’avec elles, les notes et les notions de phrasé instrumental n’ont plus leur place. Dans ces musiques bruissantes de détails infinis, pour qui sait lâcher prise et s’y abandonner sans a priori, la désorientation fait vite place à la dérive, puis au voyage et au vertige des sens. Voilà qui me passionne : envisager la musique comme une expérience ! Taper dans les mains m’intéresse moins (rires).

À lopposé, tu as une grande connaissance de ce que lon appelle folk music, qu’elle soit anglaise ou américaine. Comment concilies-tu ces deux extrêmes, qui ont vraiment des publics différents, si ce nest antagonistes ?

Que j’écoute Roscoe Holcomb, c’est-à-dire la plus pénétrante et spirituelle des musiques des Appalaches, ou bien A Love Supreme de Coltrane, Le Voyage de Pierre Henry, ou encore My Cat Is An Alien, l’expérience est pour moi la même, ce dont je rends compte tout du long de mon dernier livre Musiques, Traverses & Horizons. Du coup, les questions de publics antagonistes m’échappent complètement. La curiosité est le meilleur des moteurs. Dans les années 1970 d’où je viens, John Martyn, l’Art Ensemble of Chicago et Van Der Graaf Generator jouaient parfois aux mêmes affiches. Dans les années 2000, le festival All Tomorrow’s Parties décloisonnait à fond, proposant au folk de cohabiter avec le black métal, au free jazz de rencontrer la musique dite noise ou bruitiste, à l’indus de dialoguer avec le krautrock… Étiquettes et frontières musèlent la musique : je milite pour le décloisonnement !

En ce qui concerne les musiques dites traditionnelles (rock, jazz, blues, soul, etc.), ne penses-tu pas que nous sommes dans le creux de la vague et que l’âge dor est révolu ?

On semble associer l’âge d’or aux années 1960 et 1970. Sauf que beaucoup de ce qui arrive après, dans le rock notamment, est passionnant : le shoegaze, le post-rock, le drone doom… La nostalgie ne m’intéresse pas. Certains objecteront qu’on n’a, au mieux, qu’un Coltrane ou un Hendrix par siècle, mais des musiciens aussi passionnants sont en activité aujourd’hui, c’est juste leur médiatisation qui a changé. Un grand musicien d’aujourd’hui, très créatif, et qui ne ferait pas de concessions, n’a plus aucune chance, selon moi, de toucher autant de monde qu’un Hendrix. Plus que jamais, l’Histoire des évolutions à venir s’écrit dans les marges. Souviens-toi, on a pu entendre un patron de Major dire qu’il ne signerait plus un Jim Morrison, au prétexte qu’il était trop fantasque, que ses frasques étaient onéreuses ! Dans les années 1970, tu ne pouvais échapper à Led Zeppelin, et même aux Sex Pistols. Désormais, c’est infiniment plus compliqué. Mon dernier livre, Musiques, Traverses & Horizons, couvre plus d’un siècle de musiques jusqu’en 2020. Et à titre personnel, si âge d’or il devait y avoir, bien qu’ayant traversé les seventies, je ne suis pas certain que je le situerais à ce moment-là (sourire).

Tu connais très bien la vague underground française, tu lui as consacré tes trois volumes de Agitation Frite : y a-t-il une renaissance à ce niveau-là ? Pour mémoire, ton confrère Serge Loupien, (ex-journaliste de Libération), pense à son grand regret que cest terminé et bon pour le musée.

J’ai beaucoup lu Serge Loupien quand il officiait encore dans Jazz Magazine, avant Libération donc, dans les années 1970. Il avait un ton singulier, un peu « poil à gratter ». Certains s’académisent avec l’âge (rires). Le livre auquel tu fais allusion, La France underground, est sorti en même temps que mes trois volumes de Agitation Frite. Serge Loupien acte la fin des utopies en 1977 grosso modo, avec l’arrivée du punk. Voilà qui me laisse dubitatif ! Heureusement il n’en est rien. C’est balayer un peu vite tout ce qui s’est passé ici-même depuis l’avènement du punk-rock, du courant industriel, etc. La Novia, et un groupe comme France, représentent aujourd’hui même une belle utopie. Des groupes comme La Morte Young, Talweg et Sun Stabbed proposent des choses passionnantes, malheureusement dans une relative indifférence. Pour en revenir à une question précédente, c’est le public qui a changé, et s’il est encore curieux, il ne sait plus où chercher, ni par où commencer dans cet océan d’informations qu’est Internet. D’où l’importance d’offrir des livres qui ne rabâchent pas une énième fois l’histoire officielle parce que ce serait plus vendeur !

Quel avenir en bref ? Pour parler du jazz en France, de nouveaux talents apparaissent tous les jours, mais leur survie est difficile : quen penses-tu ?

Sans aucune prétention, l’avenir, c’est ce que tente de dégager sous forme d’horizons mon dernier livre. Je suis persuadé que les artistes créatifs continuent d’inventer des espaces de jeux, à nous d’aller à leur rencontre, désormais que la presse spécialisée a plus ou moins démissionné. Concernant le jazz, tu as forcément lu La Rage de vivre de Mezz Mezzrow, la biographie d’Art Pepper intitulée Straight Life, Moins qu’un chien de Mingus, voire Lâchez-moi ! du génial pianiste Hampton Hawes… Ces musiciens ont eu des vies pour le moins agitées, ils n’ont pas gagné autant d’argent que Miles Davis, ils étaient au service de leur art. Bah oui, c’est difficile. À quoi bon mener une « carrière » ? Ne vaut-il pas mieux construire une œuvre ? Comme le dit Valerie Wilmer, l’art, c’est as serious as your life. Aussi sérieux que ta vie. Ce n’est pas être un vieux con réactionnaire que de le penser. Financièrement, ça ne rapporte pas forcément. Mais spirituellement, ça enrichit. Priorité à la créativité !

Ecrit par Gilbert D'Alto

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