#Jazz & #Histoire : Le Jazz, une arme secrète 

Tout le monde a entendu parler des Jazz Ambassadors, mais peu connaissent l’histoire de ce coup politico-médiatique de l’Amérique initié en pleine guerre froide.

Le pays de l’oncle Sam des années 50 peine à faire bouger les lignes dures de la ségrégation qui perdurent sur son sol. Une situation politique qui ternit l’image des Etats Unis dans un monde en pleine mutation. L’Amérique d’Eisenhower a besoin d’une identité culturelle pour promouvoir ses valeurs de liberté et d’ouverture sociale ; d’un faire-valoir pour « son rêve américain » détaché de la réalité du sort accordée aux afro-descendants pour regagner l’opinion publique mondiale. En 1954 La brutalité du lynchage d’Emmett Till a sapé les revendications de l’Amérique en matière de liberté et d’égalité.  Les Etats Unis se devait de créer un nouveau récit international sur sa lutte raciale nationale.

Son arme secrète : Le Jazz.

En 1955, le département d’État américain crée, sur une proposition d’Adam Clayton Powell, membre du congrès américain, le programme « Jazz Ambassadors » qui devra reconquérir les esprits par la musique. L’Etat va engager pour cette expérience des musiciens de premier plan, tout d’abord Dizzy Gillespie, puis Louis Armstrong, Duke Ellington pour faire le tour du monde. Ils seront les messagers de la diplomatie culturelle made in USA, une arme de propagande.

Le premier « touring jazz orchestra » sponsorisé par l’Establishement américain est lancé l’année suivante. Dix-huit musiciens noirs et blancs dirigés par le trompettiste Dizzy Gillespie prennent la route en mars 1956. Le Département d’Etat qui a opté pour la notoriété mondiale de l’artiste a oblitéré le passé d’activiste politique membre du parti communiste du trompettiste. Un non-choix politiquement incorrect. Le plan de bataille de Washington inclut donc de briefer les jazz men chargés de claironner les belles valeurs américaines de liberté, d’égalité et de respects des droits de l’homme dans les états communistes et les pays fraichement décolonisés d’Afrique et d’Asie. Il ne faut pas de fausses notes. Le Mouvement des droits civiques prend de l’ampleur sur le sol américain et parmi les musiciens certains se battent pour leurs droits civiques chez eux. Dizzy Gillespie refuse à ce titre d’être sermonné avant les concerts. Celui qui a grandi dans le sud ne se fait aucune illusion sur l’ironie de promouvoir la « liberté » américaine à l’étranger tout en restant un citoyen de seconde zone chez lui. « J’ai 300 ans de briefing« , a-t-il déclaré. « Je sais ce qu’ils nous ont fait et je ne vais pas chercher d’excuses ».

Si ces artistes acceptent, le choix est difficile. Les Jazz Ambassadors vont retourner cette mission en leur faveur et donner une résonance à la lutte contre la ségrégation. Les musiciens s’engagent pour dix semaines. Dizzy Gillespie et son groupe jouent en Iran, au Pakistan, au Liban, en Turquie, en Yougoslavie et en Grèce où des manifestations violentes secouent le pays. Les Jazz Ambassadors y sont appelés à jouer en urgence pour une « matinée » organisée pour des étudiants, les mêmes qui jetaient des pierres la veille dans les rues d’Athènes. Partout, l’accueil est fantastique et souvent la révolte agite les pays qu’ils traversent. Les pays décolonisés crient leur indépendance. Courtisés par le communisme de l’URSS et la musique cubaine, les peuples affirment leur soif d’émancipation et de culture. Les vinyles ont traversé l’atlantique comme les ondes courtes de Voice of America et, le Jazz, cette musique libre mais contenue dans un cadre établi s’accorde parfaitement avec l’air du temps. « Blues after dark » comme bien d’autres titres choisis soigneusement par Dizzie, projette à la face du monde ses propres valeurs. Les arrangements de Quincy Jones. La virtuosité des musiciens unie les esprits. Le projet se révèle être un produit culturel efficace pour charmer les populations. Le soft power cuivré du Jazz inonde la planète. « L’arme secrète de l’Amérique est une note bleue dans une tonalité mineure » ​​écrira le New York Times. La tournée donne à la lutte des afro américains une visibilité sans précédent, et le Big Band de Dizzie Gillespie est attaqué au Congrès par des politiciens ségrégationnistes indignés à l’idée que la musique bebop représente l’Amérique. Mais le Jazz a gagné l’opinion mondiale qui voit de son côté une musique américaine sur le fond et la forme.  Le Département d’Etat ne reculera pas et forcera son record avec 160 jours de concerts à l’étranger. Il s’agit de contrer le communisme par tous les moyens, de gagner les esprits en faveur d’un modèle américain.

Louis Armstrong prend la relève en 1957 mais annule ses dates pour protester contre les incidents racistes de Little Rock où neuf jeunes étudiants noirs sont interdits d’accès à l’école sous les insultes violentes de la foule blanche. Armstrong refuse, dès lors de s’engager pour le compte de l’État. Une position qui évoluera car il acceptera trois ans plus tard de faire une tournée en Afrique. Le gouvernement américain renouvelle l’expérience avec le pianiste Dave Brubeck, qui fut chargé d’une tournée l’année suivante sans pouvoir s’arrêter au Liban en plein épisode sanglant. En 1963, c’est Duke Ellington qui devint le nouveau leader du « Jazz Ambassadors ». Sa tournée traverse la Syrie, l’Irak, la Jordanie, l’Afghanistan, le Pakistan, le Liban ; le voyage s’arrêtera prématurément avec l’assassinat du président Kennedy, le 22 novembre de cette même année. Les tournées ont pris fin vers la fin des années 70, achevées par les mouvements opposés à la guerre du Vietnam.

Ecrit par Lawrence Damalric

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