#Jazz & #Portrait

 : Three or four shades of Roy Hargrove

La première fois que j’ai entendu la trompette de Roy Hargrove, en 1989, c’était dans « Ruby My Dear », composition de Thelonious Monk. C’était sur son premier enregistrement pour RCA Novus intitulé Diamond in the Rough. Il avait 20 ans.

Sa technique était magnifique, comme celle de beaucoup d’autres jeunes musiciens de Jazz. Mais sa maturité, ses choix, étaient uniques. Un « innovateur » selon Sonny Rollins, une influence pour tous. Quand Roy Anthony Hargrove Jr est né, le 16 octobre 1969, à Waco, au Texas, sa grand-mère l’a d’abord appelé Tony parce que Roy, c’était le nom de son fils, à elle. Elle punaisait au mur des photos de son premier petit-fils Tony. Mais plus tard, elle s’est mise à l’appeler Roy, quand il s’est fait un nom dans le monde, parce que ça n’arrive pas souvent aux jeunes gens qui ont grandi à Mart, au Texas, juste à côté de Waco. Chez les Hargrove, bien que modestes, il y avait une incroyable collection de disques, les voisins venaient chez eux chercher les conseils musicaux de son père toujours à l’affut de créations nouvelles. Roy, adulte, dira que ça a été un des déclics, encore admiratif que son père ait pu lui faire écouter Rose Royce ou Parliament/Funkadelic. L’autre déclic, ce fut son prof de musique et d’improvisation en primaire et au collège, Dean Hill, qui se souvient encore d’avoir dit « no Tony you can’t play that solo » à ce tout jeune élève qui avait dit « I can play it » un jour où le titulaire du solo de trompette était malade, avec un concert à venir, et de l’avoir finalement laissé jouer, à bout d’arguments, et d’avoir été si impressionné.

Depuis ce jour, Roy savait ce qu’il voulait : improviser. Ce serait sa vie. Adulte, il sera conscient de la chance qu’il a eu d’avoir la musique, et d’être encouragé, parce que sinon, que faire à Mart, Texas, pour un jeune de son âge et de sa condition, à part s’attirer des ennuis et mal tourner ? Il se souviendra du cornet que son père lui a acheté au mont de piété – il aurait préféré une clarinette – et du temps qu’il lui a fallu pour le faire sonner comme il voulait. Il dira encore en 2017 dans un interview à Nice que « les cuivres, ça ne pardonne rien, il faut toujours répéter les bases, le son ».

 Dans un documentaire tourné en 1997, on voit quatre-vingt-six awards de Downbeat Magazine sur le mur de la classe d’ensemble de jazz de la Booker T. Washington School for the Visual and Performing Arts de Dallas, Texas. Aucune école n’en a eu autant. Au milieu de ces prix, des portraits de Roy, parce qu’il est à l’origine de ces années glorieuses pour l’école, où il fut élève de 14 à 18 ans. Le professeur, Bart Marantz, dit qu’il a « inspiré sa vie » et le cite en exemple de « grandeur » à ses élèves. Quand Roy était en 3e année, Wynton Marsalis est venu faire le boeuf avec le petit Big Band de l’école. Il allait prendre un solo, mais Roy l’a devancé, et forcément Wynton l’a laissé jouer de bonne grâce. Après le concert Wynton a tenu à le rencontrer en privé et à l’inviter à jouer avec lui au Caravan of Dreams, un club de Fort Worth, et il a prévenu Larry Clothier qu’il fallait venir écouter ce jeune trompettiste, « tremendous talent ». Ils ont attendu toute la semaine parce que Roy n’avait pas de moyen de transport et ont dû attendre que le directeur de l’école [Dr. Robert Watkins and his wife] puisse l’emmener… mais les 3 ou 4 premières notes ont suffi pour que Clothier comprenne le sens de « tremendous talent », il a ensuite été l’un des managers de Roy, il a suivi toute sa carrière. L’été suivant (1986), Roy suivait Wynton en tournée, jusqu’en Hollande. Il est revenu à l’école en 4e année, les autres apprenaient déjà de lui.

La suite appartient au public. Au début des années 2000, il avait reçu deux « Grammies » pour Habana, enregistré avec son groupe afro-cubain Crisol, et Chucho Valdes et Gary Bartz, et pour Directions in Music, avec Herbie Hancock et Michael Brecker. Il avait aussi réalisé son rêve : un big band ! Dale Fitzgerald, son second manager, a toujours soutenu cette entreprise coûteuse (17 musiciens), impressionné par la passion et le travail que Roy mettait à diriger, jouer, chanter, arranger et écrire pour cet orchestre. Et en plus de tout ça, Roy faisait le boeuf dans tous les clubs de New York, et même avec des DJs au Giant Step. Son envie de bousculer les genres l’a alors poussé à monter un autre projet, un projet R&B, pour une session d’enregistrement, avec un groupe qu’il a baptisé RH-factor.

Il a attiré des musiciens venant du jazz, gospel, R&B, HipHop. Il y avait, entre autres, des stars comme Erykah Badu (de la même École Booker T Washington…), D’Angelo, Q-Tip, Meshell Ndegeocello, Common, ou Renée NeufvilleNeufville, par exemple, est entrée presque par hasard : elle avait simplement confié une chanson à Roy pour qu’il la fasse passer à D’Angelo, mais Roy l’a convaincue de se joindre à cet enregistrement, et elle a fait partie de RH-factor pendant plus de 15 ans. J’ai eu la chance de m’entretenir avec Roy, en 2004 à Toronto, de ce projet. Il m’a expliqué qu’« elle ne joue pas de jazz, mais elle joue du clavier, et elle comprend l’harmonie… et elle s’est mis à jouer et à chanter de plus en plus au studio. Parfois mieux que des plus anciens. Je l’emmène à des jam-sessions et elle fait le boeuf. Elle est un peu timide, mais… ». Il m’a aussi dit les difficultés pour mettre sur pieds ce projet. Les maisons de disques hostiles, parce que Hargrove doit faire du Hargrove, pas du R&B. Convaincre les managers que je (Roy) peux « reprendre l’histoire là où Miles Davis l’avait laissée avec Doo Bop », en faisant en sorte – un peu à la Quincy Jones – que tout le monde se sente à l’aise et à sa place en studio. Ils sont finalement entrés en studio et ils ont enregistré… 45 morceaux ! Cela a donné trois CD précieux : Hard Groove, Distractions and Strength, et le RH factor est parti en tournée et a donné au public son funk, ses deep grooves et son swing pendant quinze ans. Il a prouvé aux producteurs qu’on peut s’affranchir des étiquettes toutes faites.

Mais il suffit de l’écouter jouer. En sa mémoire (re) écoutez Strasbourg- Saint-Denis, par exemple dans un enregistrement live. Vous entendrez des références/citations de tous les styles et genres, classique, hip-hop, bebop… c’est toutes les musiques de la collection de disques de son père qui reviennent, c’est aussi Miles, Dizzy et Freddie Hubbard qui inspirent sa trompette. Il nous redonne tout ce qu’il a appris, tout ce qu’il a entendu. Strasbourg-St Denis c’est un peu funky, mais un peu be-bop, c’est du jazz, mais ça vous fait danser. Tout le monde trouve à manger dans cet hommage quasi amoureux à Paris qu’il aimait et qui l’a aimé. « French people, they get it. They understand be-bop, so I love to play in France. » Roy nous a quitté le 2 novembre dernier. Il avait 49 ans.

Ecrit par Sharron Mcleod

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