PORTRAIT : Jeanne Lee ; sous le velours, la liberté…

jeanne-lee-kit-recordsAussi discrète qu’aventureuse, Jeanne Lee la rebelle est décédée le 25 octobre 2000. Pourtant, sa voix sombre matinée d’éclats lunaires continue de réchauffer nos âmes ensommeillées. Poétesse, compositrice, chorégraphe, chanteuse, cette improvisatrice d’avant garde dotée d’une exceptionnelle palette a puisé son art à la source d’une approche multidisciplinaire, bousculant en son temps les carcans d’un jazz dont elle percevait mieux que quiconque les limites.

La découverte a été l’axe de son travail mais Jeanne est une chanteuse de jazz noire américaine bien enracinée dans l’histoire et les influences musicales de son peuple. Capable d’un dépouillement absolu, ses improvisations chargées d’une bouleversante intensité expressive, sa démarche radicale, son engagement total ont contribué à poser les fondements du jazz moderne.

Jeanne Lee a vu le jour à New-York en 1939. Son père chanteur d’église dont elle disait qu’il avait largement influencé sa sensibilité créative, l’a inscrite dans une école où l’enseignement s’inspirait de la philosophie d’Henry David Thoreau. Plus tard, au Bard College de New-York, elle a étudié la danse, la littérature, la psychologie, ce qui lui permettra de revendiquer des influences allant de Carl Gustav Jung à la chorégraphe Pearl Primus. Il semble que rien ne la prédestinait vraiment à devenir chanteuse et elle ne fut d’ailleurs pas une chanteuse comme les autres. Elle commence une collaboration avec un camarade de College, Ran Blake. En 1961, ils donnent naissance à un véritable bijou musical « The newest sound around ». Malgré sa qualité renversante, cet album iconoclaste qui revisite les standards est passé quasi inaperçu aux États-Unis et l’année suivant sa sortie, Ran et Jeanne sont contraints d’aller jouer dans un night club pour gagner leur vie !

Il faudra attendre 1963 pour que les incantations de la perle noire arrivent aux oreilles du public européen et le bouleversent, consacrant le duo et son œuvre. Retour au pays. Jeanne s’éclipse de la scène jazz mais ne perd pas le fil de sa quête. Les formes rituelles et la participation du public à l’acte créatif l’interpellent. Fascinée par la poésie sonore, elle est, pour quelques temps, l’épouse du poète David Hazelton et s’implique d’autant plus dans des démarches artistiques alternatives, y trouvant les ressources nécessaires au dépassement des carcans de ce qu’elle nommera « l’idée conventionnelle de musique ». Elle explore, façonne son instrument au travers de collaborations avec différents mouvements d’art contemporain dont le Fluxus et les Happenings. A la recherche du lien intrinsèque entre le corps et la voix, elle développe ses propres techniques d’improvisatrice à partir de son expérience de danseuse. Prenant le texte comme point d’appui à son exploration musicale, elle intègre sa définition de la poésie à ses performances improvisées. L’intonation, la répétition, les syllabes, les consonnes, les voyelles, les grognements, les cris, les claquements, tout est prétexte à exalter la charge poétique des mots.

A la fin des années 60, Jeanne quitte les États-Unis pour rejoindre le musicien allemand Günter Hampel avec qui elle vivra une intense relation professionnelle et personnelle qui stimulera l’envolée de son imaginaire vocal. Il deviendra son second mari et elle participera à la plupart des ses albums. Le surprenant « Conspiracy » paru en 1975 sous le label Earthform records est sans aucun doute la quintessence de leur collaboration. La chanteuse y déploie sa palette d’improvisatrice aventureuse et l’alchimie entre texte, voix et musique est totale. Jeanne l’exploratrice fascine et si elle ne produit plus de disque en tant que leader, elle enregistre et joue auprès des plus grands noms de la scène jazz : Carla Bley, Anthony Braxton, Marion Brown, Andrew Cyrille (pour le remarquable « Nuba » en 1979, label Black Saint), Sheila Jordan, Archie Shepp, Enrico Rava… et même John Cage qui la conviera dans son œuvre « Renga and apartment building » composée pour le bicentenaire américain, afin qu’ elle y incarne la tradition musicale du negro spiritual.

A partir des années 80, Jeanne Lee se tourne vers la composition. Combinant jazz, poésie et danse, elle nourrit ses créations de son parcours multidisciplinaire. Elle écrit notamment un étonnant oratorio « Prayer for our time » en s’inspirant de « La conférence des oiseaux » du poète persan Farid_al-Din_Attar. Parallèlement, et durant toutes ces années, Jeanne l’aventureuse n’a cessé de transmettre son approche de l’improvisation. Son engagement dans l’éducation des arts a été constant. Artiste impliquée dans une démarche profondément humaniste, consciente de la nécessité de revenir aux sources de l’acte créatif, elle a tenu des résidences dans de nombreux instituts éducatifs, dirigé des stages, est intervenue dans des écoles, à l’université et a enseigné dans deux conservatoires en Europe. Au début des années 90, comme un retour aux sources qui se prépare, elle rentre aux USA. En 1994, elle est invitée par le pianiste Mal Waldron qui lui permettra d’ajouter une nouvelle pierre précieuse à l’édifice de son œuvre. Jeanne revient aux racines de son art et une fois de plus, elle ose le dépouillement. Ensemble ils enregistrent un album de standards (« After hours », label Owl). La délicieuse sensualité de sa voix se déploie à travers des graves abyssales. Le duo explore les espaces, les silences et nous déverse un torrent d’émotions. La magie s’opère dans une complicité quasi fusionnelle et un dénuement extatique.

Il n’est pas simple de dresser le portrait d’une artiste aussi complète. Nourrie à la fois des pratiques musicales afro-américaines, de son immersion dans la scène jazz et dans la scène alternative de son temps, poétesse sonore, vocaliste, amoureuse des mots, de la danse, de la musique, elle fut sans doute considérée comme un « objet musical non identifiable ». Il y aura bientôt 16 ans qu’elle a rejoint le Panthéon des très grandes chanteuses de jazz où la place qui lui était réservée est aussi celle d’une artiste inclassable.

Ecrit par Marie Foessel
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