#Interview : Riccardo Del Fra

Un des grands moments du festival Les Émouvantes– qui aura lieu à Marseille du 19 au 21 septembre 2024 – sera la création mondiale d’une œuvre du célèbre contrebassiste italien Riccardo Del Fra, composition commandée par Emouvance, la compagnie de Claude Tchamitchian. Le musicien a gentiment accepté un entretien téléphonique pour Le Jazzophone afin d’évoquer ce beau projet « La folle allure ». L’occasion aussi de revenir sur cinquante ans de carrière et de rencontres.

Commençons par cette création pour le festival Les Émouvantes. Comment est né ce projet? Est-ce que vous aviez déjà une envie précise avant la commande de Claude Tchamitchian?

Riccardo Del Fra : En fait non. Il a fallu concevoir ensemble selon les besoins et les moyens du festival. Je savais que je voulais poursuivre dans le classique, après mon projet symphonique « Mystery Galaxy  » dédié au cosmos, à la galaxie et en même temps à nos galaxies intérieures qui peuvent être aussi très complexes (rires).  Pour ce projet, j’ai souhaité le dédier à la femme qui a été ma compagne pendant 14 ans et qui n’est plus. Elle était tellement pour moi, c’est elle qui m’a fait aimer la France, elle a vécu avec moi longtemps, elle a connu Chet Baker. Je voulais tourner une page, lui dédier quelque chose de solide, pour évoquer son personnage; je ne vous cache pas qu’elle n’était parfois pas toujours facile, mais elle était d’une grande générosité, d’une grande finesse, sa clairvoyance aussi importait beaucoup. Elle m’a inspiré. C’était une muse pour moi, en plus… elle était très, très belle. Du coup, j’ai écrit pour elle. Le titre « Une folle allure » évoque le roman de Christian Bobin « La folle allure ». Ce livre est un prétexte car c’est un livre que j’aime beaucoup et qui parle d’une femme. Mais cela n’a rien à voir avec la femme à qui est dédiée cette musique.

Avez-vous pensez l’instrumentarium, le trio jazz et l’ensemble à cordes avant, ou est-il né des prémisses de compositions ?

J’avais envie d’avoir un groupe qui fasse le plus possible musique de chambre. C’est pour cela qu’il y a toutes ces cordes, mais je voulais aussi un petit supplément, c’est-à-dire Carl-Henri Morisset au piano et que Jan Prax puisse jouer tous les saxophones et pas seulement le soprano. Cela va permettre de jouer beaucoup sur les timbres et sur le volume des cordes et sans utiliser de micros qui pourraient dénaturer les sonorités naturelles de tous ces instruments.

Comment se sont passées ou comment sont prévues les répétitions ?

Ah non, il n’y a pas eu encore de répétitions, je suis en train de travailler sur les parties séparées avec un copiste. On est loin des répétitions. J’enverrai la musique avant, bien sûr, il me semble qu’il y a des passages difficiles. J’espère qu’ils la travailleront avant, un petit peu. On a juste 3 jours de résidence à Marseille avant la création. Et c’est souvent comme ça, car c’est difficile d’avoir tout le monde de disponible en même temps pour des répétitions. Un trio de jazz, c’est plus facile. Mais à dix, ah, la, la !

J’imagine que les parties pour les cordes sont très écrites, est-ce que vous laissez de la place à l’improvisation?

Pour Carl et Jan, oui. Pour l’ensemble à cordes, ils n’ont pas les connaissances pour l’improvisation. La musique est effectivement très écrite mais il y a un passage de deux minutes dans lequel, je donne à chaque instrumentiste classique une série de notes qu’il peut choisir rythmiquement et les alterner de façon aléatoire. Et comme je donne certaines notes à l’un et d’autres notes à l’autre, je sais que le résultat sera un peu surprenant mais qu’il n’y aura pas de répétition de notes. C’est une façon de les faire participer à l’improvisation en créant quelque chose de mystérieux ou d’étrange. Une improvisation recadrée car ils ne sont pas jazzmen ou jazzwomen.

Est-ce que Claude Tchamitchian vous a laissé carte blanche, dans les limites de l’espace où vous allez jouer ou a-t’il été plus directif?

On a parlé de la durée, 40 à 50 minutes. Mais 40, c’est déjà énorme. Pour l’espace, c’est une salle du conservatoire et on sera donc, malheureusement, ou heureusement, proches, très proches.  Cela ne sera pas très confortable mais cela facilitera sûrement l’harmonie entre nous.

Pour ceux qui ne pourront pas assister à la création à Marseille, y a-t-il d’autres dates déjà prévues?

Non, j’en serais ravi mais pour l’instant il n’y a que cette date du 20 septembre au programme. Mais, il y aura peut-être un agent présent dans la salle. Claude Tchamitchian, sa compagnie et moi-même souhaitons que cela soit rejoué. Mais c’est souvent le cas avec ce type de création.

Nous allons maintenant évoquer votre carrière, . Vous avez ainsi fait, très tôt,  le choix de la basse électrique puis contrebasse, instrument important pour les formations de jazz, mais rarement mises en avant : une raison particulière ?

En fait j’ai commencé par la guitare. Pour la contrebasse, ce n’est pas vraiment explicable. On touche un instrument et on a tout de suite l’impression que l’on est fait pour… On tombe amoureux du son et alors ensuite, il faut travailler la technique naturellement. Avec la contrebasse, j’ai besoin du bois, de la résonance, de la vibration sur mon corps.

Et voilà presque 50 ans que vous jouez de cet instrument : êtes-vous fidèle à un instrument particulier ou au contraire en avez-vous changé souvent ?

J’ai trois contrebasses personnelles mais celle avec laquelle je joue actuellement je l’ai depuis 1977. On l’entend dans beaucoup de films français, italiens ou américains, des bandes sons de Bertrand Tavernier, George Clooney ou Stephen Frears. J’ai joué avec lorsque je participais aux musiques de « La cité des femmes » de Fellini ou « La peau » de Liliana Cavani. Mais aussi dans une dizaine de disques avec Chet Baker, Barney Wilen et d’autres. Donc oui, je suis assez fidèle à cette basse. Mais aujourd’hui, c’est assez difficile de voyager avec une contrebasse. Et donc souvent maintenant j’ai une basse sur place qui n’est pas à moi. Mais quand je peux, je joue sur la mienne car je l’aime beaucoup, elle est de 1914.

Pour parler de votre parcours musical : est-ce que l’on peut dire que votre carrière est d’abord une série d’aventures humaines, de Chet Baker à Annie Ebrel, de Barney Wilen à Dave Liebman ?

Oui, bien sûr, chaque rencontre compte. Et comme contrebassiste on accompagne beaucoup de monde. J’ai eu la chance de jouer avec Art Blakey, avec Lee Konitz. Souvent des choses éphémères. Chet Baker, j’ai joué huit ans avec lui, quant à Johnny Griffin, j’ai joué plus de dix ans, enfin, Bob Brookmeyer, cinq ou six ans. Certaines rencontres sont plus marquantes que d’autres. La musique a besoin de temps pour créer quelque chose d’homogène entre les musiciens et entre les individus aussi. On se découvre et on devient complémentaires. Il faut espérer en tout cas (rires).

Et de toutes vos rencontres, il semble que Chet Baker ai été la plus marquante.

Oui, bien sûr. C’est une autre histoire. Des passions diverses, il m’a mis dans des formations diverses. Il m’a demandé de jouer dans certains de ses enregistrements importants comme « Mister B », « Chet Baker Sings Again ». Donc naturellement, une histoire assez forte.

Est-ce lui qui vous a donné le goût de l’improvisation ?

Oh non. Je jouais déjà professionnellement depuis 1976 et à part le grand orchestre de la télévision, je faisais déjà des concerts de jazz avec la scène italienne de l’époque et avec parfois des américains. J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie pour la musique. Les gens de l’orchestre de la RAI avaient l’âge de mon père. Ils étaient contents d’avoir un gars qui avait des affinités pour les harmonies jazz, en pleine période de la pop et du jazz-rock. Ça a été important pour eux et pour moi.

Vous faites des incursions dans la musique contemporaine, de plus en plus fréquentes semble-t-il, et de plus en plus de compositions, y compris pour des formations importantes, comme celle que vous créez pour les Émouvantes. Comment êtes-vous passé du jazz pur avec beaucoup de guillemets à ces genres connexes ?

A la mort de Chet, j’ai passé un moment un peu difficile, je n’avais plus beaucoup de goût à jouer.  Alors je me suis mis à étudier. J’ai pris des cours avec des compositeurs français. J’ai découvert des tas de choses que je connaissais mal avant. Et cela m’a passionné. J’ai ensuite continué tout seul. J’avais quelques expériences dans le cinéma, et j’ai commencé à appliquer certaines règles qui ne sont pas issues du jazz. Une technicité qui vient de la musique savante classique et parfois contemporaine. En 1992, j’ai écrit une pièce pour orchestre à cordes et quartet de jazz avec François Jeanneau au saxophone, au théâtre de la Ville en première partie de Charlie Haden. Cela fait un moment donc que je suis compositeur « hybride » même si je n’aime pas le mot, entre classico-contemporain et jazz. J’ai fait récemment en 2023, un poème symphonique à l’opéra de Toulon qui a été joué ensuite par différents orchestres français. La dernière fois à l’opéra pour le Printemps des Arts de Monaco. J’ai eu la chance de travailler pour des ensembles et notamment pour l’Ensemble Intercontemporain (NDLR: créé par Pierre Boulez en 1976). Il y a un enregistrement fait à New York en 2009 dirigé par Susanna Mälkki. Un moment inoubliable pour moi, une expérience au-delà de faire de la musique, avec comme soliste David Liebman.

À partir du moment où vous savez où vous allez, comment composez-vous, à l’aide de la contrebasse, d’un piano ou en écrivant la partition ?

À la contrebasse franchement c’est rare, à part si j’écris quelque chose pour cet instrument. C’est surtout au piano ou directement sur la partition. Actuellement par exemple, je suis dans un endroit, depuis dix jours, où je n’ai pas de piano, j’écris directement sur le papier. J’ai tout dans la tête. À mon âge, avec l’expérience, j’entends tout ce qu’il faut entendre. Pour chaque instrument, pour pouvoir orchestrer. Des fois un piano, c’est bien, surtout si j’écris pour un pianiste. Et en ce moment, j’ai un pianiste extraordinaire. Carl-Henri Morisset. Comme la musique est particulière, je dois penser aux doigtés et c’est plus facile avec un clavier.

Puisque vous évoquez Carl-Henri Morisset, comment choisissez-vous vos musiciens, pour les disques comme pour les concerts. On peut remarquer que, si vous jouez souvent avec des interprètes de renommée internationale, Enrico Pieranunzi, Billy Hart, Dave Liebman, Kurt Rosenwinkel, vous jouez aussi avec des plus jeunes comme Airelle Besson, Pierrick Pedron, Vincent Le Quang ou récemment le guitariste Gabriel Gosse.

Quand j’étais jeune, j’ai été pris par des musiciens plus âgés, quand je me suis lancé au conservatoire comme professeur – pendant 25 ans – puis comme chef de département au CNSMD  – pendant 20 ans – j’ai connu et sélectionné des jeunes qui sont devenus des acteurs de la scène française. Du coup cela m’a paru normal d’inclure, selon mes affinités bien sûr, des musiciens d’une génération nouvelle, et de les mélanger avec moi et des musiciens de ma génération. Dans « My Chet My Song », il y a Bruno Ruder, un pianiste extraordinaire. On a joué ensemble pendant plus de 10 ans, et aujourd’hui il fait une brillante carrière. Après Bruno, il y a eu Paul Lay qui fait la carrière que vous connaissez. Et maintenant c’est Carl–Henri Morisset, il a commencé avec moi, à Turin en 2013. Onze ans que l’on travaille ensemble, on a fait huit ou neuf pays, je ne me souviens plus exactement.  Quand il y a ces affinités, l’âge compte peu. Surtout s’ils grandissent avec moi. Et si on joue avec Pierrick Pedron ou Billy Hart, ils sont portés. Des expériences importantes.  Après Carl, il y a aussi le saxophoniste allemand Jan Prax qui sera dans le projet des Émouvantes à Marseille. Jan, je l’ai connu lors d’un projet qui mélangeait des étudiants français et allemands. Je l’avais choisi et on joue ensemble, depuis 2015, si ma mémoire est bonne. C’est un super musicien, multi instrumentiste et d’ailleurs, il aussi un duo avec Carl. Il se sont rencontrés en jouant avec moi. Tout cela a, il me semble, un sens; de leur permettre d’avoir accès à des choses qu’ils auraient peut-être mis plus de temps à obtenir. C’est pour cela que je les inclus dans ce type de projet, celui de fin septembre à Marseille.

C’est une passation en quelque sorte ?

Oui, exactement. J’en ai profité quand j’étais jeune, j’essaie d’en faire profiter maintenant des plus jeunes. Et il faut dire aussi que c’est agréable de jouer avec ces jeunes. Cela donne de l’énergie.

« Nous vibrons, donc nous sommes », écrivez-vous pour les notes de pochette de « My  Chet, My Song », cela définit bien votre parcours, votre musique.

Oui, vibrer, il y a bien sûr les instruments mais aussi, et surtout, l’être humain, on est fait pour vibrer et si possible pour vibrer ensemble. L’empathie individuelle qui se partage entre tous. Et malheureusement sur cette planète, il faut espérer en des temps meilleurs pour tout ce qui est empathie.

Crédit Photo : Christian Ducasse
Ecrit par Jacques Lerognon

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