Jazz et Cinéma

Jazz et cinéma sont sans conteste les deux arts majeurs apparus et développés au XXe siècle, et cela aux États-Unis d’Amérique. Même si la France inventa le second et accueillit le premier avec ferveur. Leur rencontre était donc inévitable.
Et ce fut fait dès le début, puisque le premier film parlant s’intitulait « The Jazz singer », et le comédien Al Jolson, grimé en noir, y entonnait son célèbre « Swanee ». Il est d’ailleurs intéressant de noter que Jolson était juif, comme si se retrouvaient dans ces deux arts les réprouvés de l’Amérique conservatrice et protestante. De la même manière que les musiciens noirs trouvèrent souvent des engagements dans les « speakeasies » et autres clubs tenus par les gangsters juifs ou italiens, ce qui donnera d’ailleurs lieu à de nombreux films.

jazz singer

Je citerai à ce sujet le fameux « Certains l’aiment chaud » de Billy Wilder ou encore «Cotton Club» de Francis Coppola. Il est vrai que la vie trépidante des musiciens de jazz fournissait une indéniable manne scénaristique, avec ses relents sulfureux d’alcool, drogue et frasques sexuelles… Mais l’un des premiers films biographiques sur le jazz fut « The Glenn Miller Story » (1954) interprété par James Stewart et qui traitait de manière bien sage et conventionnelle le sujet. Il est d’ailleurs symptomatique que le premier musicien choisi par Hollywood pour représenter le jazz fut blanc, et bien que Glenn Miller ait été certes un remarquable musicien, il est néanmoins beaucoup moins important dans l’histoire du jazz qu’un Louis Armstrong ou qu’un Duke Ellington, pour ne parler que de ses contemporains.
La ségrégation sévissait encore, même dans les studios hollywoodiens. Justement, lorsque le film fut réalisé, l’ère des big bands (grands orchestres) qui fit la gloire de Miller, Benny Goodman et autres Cab Calloway, était terminée, et le jazz et le cinéma entraient dans une nouvelle période.
L’euphorie de la libération avait fait place à la guerre froide, et chez les musiciens noirs, le retour au pays fut empreint de désespoir, voyant que l’Amérique qu’ils avaient défendue
outre-mer les traitait toujours aussi mal.
Du côté du jazz, ce fut la naissance du be-bop, avec des musiciens comme Charlie « Bird » Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Bud Powell, Miles Davis… Une musique complexe, rétive à la danse et à l’«entertainment», mais toujours pleine de blues, même dans ses développements les plus cérébraux.

jazz et cine

Du côté du cinéma, ce fut la naissance du Film Noir, genre également désespéré, dont la trame dépeint à travers des histoires policières, l’absurdité de la condition humaine.
Ce genre, pourtant intrinsèquement américain, fut souvent illustré par des réalisateurs venus d’Europe comme Otto Preminger, Fritz Lang, Alfred Hitchcock, Vincente Minelli ou encore Jacques Tourneur. Tout naturellement (question d’époque? d’ouverture d’esprit?), le jazz constitua la bande-son de leurs drames à la fois oniriques et charnels. Citons «Laura» de Preminger, avec la sublime Gene Tierney, dont le thème musical récurrent devint l’une des marques de fabrique de Charlie Parker, «Anatomie d’un meurtre» ou «L’Homme au bras d’or» du même Preminger, dont il confia la musique pour le premier à Duke Ellington, et pour le second à Shelly Manne. Preminger réalisa également « Carmen Jones », adaptation jazz du « Carmen » de Bizet et 1er film à utiliser uniquement des comédiens noirs américains, avec dans les rôles principaux Harry Belafonte et la magnifique Dorothy Dandridge, maîtresse de Preminger à l’époque. Mais on peut dater l’apparition du jazz moderne à l’écran dans la bande-son de « Un Tramway nommé désir » d’Elia Kazan en 1951, avec la partition d’Alex North incluant des jazzmen oeuvrant dans le style be-bop. Oeuvres qui ne laissèrent pas les cinéastes français de la Nouvelle Vague, souvent fans de jazz, indifférents.

Citons bien sûr «Ascenseur pour l’échafaud» de Louis Malle (1957) avec la célèbre musique de Miles Davis.

« Tirez sur le pianiste» de François Truffaut, «A bout de souffle» de Jean-Luc Godard, avec la partition de Martial Solal, et de l’autre côté des Alpes «La Notte», le chef d’oeuvre de Michelangelo Antonioni, dont la bande-son est entièrement réalisée par le quartet du pianiste Gorgio Gaslini qu’on aperçoit dans la dernière scène, et dont les références au jazz sont constantes (Monica Vitti se baissant pour ramasser la pochette de « Kind of blue » qui tourne sur la platine…)

La notte

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«Meanwhile, back in the USA» comme disait Chuck Berry, suite à l’adoubement du jazz par de nombreux écrivains célèbres (Henry Miller, Jack Kerouac, Nelson Algren), et aux balbutiements des luttes pour les droits civiques des afro-américains, le jazz commence à faire une percée sur les écrans en tant que sujet principal, et non comme musique d’accompagnement, et en 1960 sort « Jazz on a summer’s day » réalisé par le photographe Bert Stern (auteur des dernières photos de Marilyn Monroe) et le producteur Aram Avakian, filmé au festival de Newport, premier film consacré entièrement à des performances de jazzmen, dont une, absolument mémorable, de la chanteuse Anita O’Day qui la rendit célèbre dans le monde entier.
À New York, inspirés par les techniques de la Nouvelle Vague, de jeunes cinéastes décrivent l’univers du jazz dans une forme de cinéma-vérité. Citons John Cassavetes avec « Shadows » (musique : Charles Mingus), et Shirley Clarke pour « The Connection » avec Jackie McLean et Freddie Redd dans leur propre rôle, et « The cool world » dont la musique fut composée par le pianiste Mal Waldron et qui contient une performance du quintet de Dizzy Gillespie.

cine jazz

Dans les années soixante, la figure du jazzman, réel ou fictif, devient un pivot ou une charnière dans nombre de productions, les films policiers en particulier. Citons pour exemple « Le samouraï » de Jean-Pierre Melville, grand jazzfan devant l’éternel, où la clef de l’intrigue est détenue par la pianiste de jazz. Ou encore « Too Late Blues » (en français « La Balade des sans espoir », sic), toujours de John Cassavetes, ou le fameux « Paris Blues » de Martin Ritt, cinéaste auparavant victime du maccarthysme, qui dépeint (par Paul Newman et Sidney Poitier interposés) la vie des jazzmen expatriés à Saint-Germain des Prés.

too late

Les bandes-son des grands succès commerciaux de l’époque sont souvent imprégnées de jazz, et composées par de grandes figures de cette musique comme Lalo Schifrin (ancien pianiste de Gillespie), Quincy Jones ou encore le français Michel Legrand. « Dans la chaleur de la nuit », « Le Kid de Cincinatti », « L’affaire Thomas Crown », tous trois réalisés par Norman Jewison, « Bullitt » de Peter Yates, ou « Un Frisson dans la nuit » (« Play ‘Misty’ for me » en anglais…) première réalisation de Clint Eastwood, contiennent des thèmes musicaux tout aussi fameux que les films eux-mêmes.
Précisons que Steve McQueen, grande star de ces années-là et vedette de trois des films suscités, était un grand amateur de jazz, et un ami personnel de gens comme Miles ou Cannonball… Mais il faudra attendre les années 70 et 80 pour que la vie des jazzmen soit illustrée à l’écran sans compromis. « Lady sings the blues » de Sidney J.Furie, qui raconte la vie de Billie Holiday (interprétée par Diana Ross), « Autour de Minuit » de Bertrand Tavernier, basé sur la vie de Bud Powell, « Bird » de Clint Eastwood qui narre la vie déchirée de Charlie Parker,bird « Let’s get lost » de Bruce Weber qui fait de même pour Chet Baker, mais avec ce dernier, et les oeuvres de fiction « New York, New York » de Martin Scorsese, avec Robert De Niro interprétant un saxophoniste dont les traits de caractère sont inspirés de grandes figures du cool jazz comme Gerry Mulligan ou Stan Getz, « Ragtime » de Milos Forman,  » Lenny  »  ( sur Lenny Bruce )ou« All that jazz »de Bob Fosse (Palme d’or à Cannes), la réjouissante comédie « The Blues Brothers » (avec apparitions de Ray Charles, Aretha Franklin, James Brown et Cab Calloway) et enfin « Mo’better blues » de Spike Lee, premier réalisateur noir à s’attaquer au sujet, réussissent à allier jazz et box-office.

Puis le filon semble se tarir, même si de grands réalisateurs comme Wim Wenders, Eastwood ou Scorsese continuent à produire des documentaires sur cette musique. Il faudra attendre la fin des années quatre-vingt-dix et le début des années 2000 pour que le genre renoue avec le succès , avec la biographie de Ray Charles filmée par Taylor Hackford avec un époustouflant Jamie Foxx dans le rôle-titre, ou « Accords et désaccords » de Woody Allen (passionné de jazz s’il en est, ce qui est appréciable, et qui en joue aussi, ce qui l’est moins aux dires de ceux qui l’ont entendu…) où Sean Penn interprète un fort convaincant guitariste de swing obsédé par Django Reinhardt, films qui trouvèrent de nombreux publics. Le grand succès de « Ray » relança d’ailleurs la mode des « biopics » (pour « biographic pictures ») de musiciens. Lui succédèrent les versions filmées des vies de Johnny Cash, Édith Piaf… Et sont en chantier celles de Miles Davis et de Jimi Hendrix. Wait and see…
Et l’alliance du jazz et du cinéma vient de connaître un nouveau et inattendu renouveau avec l’excellent accueil réservé à « Whiplash » de Damien Chazelle, qui conte le dur apprentissage d’un jeune batteur confronté à un professeur dont le personnage est inspiré du légendaire Buddy Rich, célébrissime batteur au non moins légendaire mauvais caractère. Le film remporta des prix à Cannes, Sundance et Deauville, ce qui n’est pas rien pour un film de jazz… Cette musique continue donc de vivre non seulement dans les clubs et les festivals, mais aussi sur les écrans. Réjouissons nous-en… and let’s keep swinging !

Et bientôt sur vos écrans : « Miles Ahead » 

 

 

Ecrit par Gilbert D'Alto
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