Jazz & Histoire : Rudy Van Gelder l’alchimiste du son

Parmi les grandes pertes dont a pâti le monde de la musique cette année, une figure essentielle du jazz s’en est allée, moins exposée sous le feu des projecteurs que les grands maîtres dont il a servi la cause. Ingénieur du son chez Blue Note, Rudolph Van Gelder a marqué de son empreinte indélébile le label prestigieux, dont il a façonné le son avec génie. 

The Man I Love, Blue Trane, A Love Supreme, Maiden Voyage, Song for My Father, Saxophone Colossus, The Sidewinder, Moanin, Speak No Evil, la liste égrénée des plus fameux opus de jazz auxquels R.V. Gelder a collaboré serait trop longue. Né le 2 novembre 1924 dans le New Jersey, l’artisan du son Blue Note a débuté son métier dans le salon de ses parents, à Hackensack dans le New Jersey, dès le début des années 50. En 56 ans de carrière, du salon familial à son antre d’Englewood Cliffs, où il bâtit son mythique studio, seuls 27 petits kilomètres ont été parcourus. Le trajet musical fut en revanche colossal : près de 3000 albums et plus de 20000 enregistrements ont été gravés auprès des plus grands noms du jazz.

Optométriste de formation, fils de parents boutiquiers, R. V. Gelder n’était pas voué au destin que l’on connaît. Sa passion pour l’enregistrement sonore naquit au carrefour de différents désirs : celui de « préserver des évènements », et son amour pour le jazz, qu’il nourrit dès le lycée. C’est à cette époque qu’il commence à enregistrer ses amis musiciens, des solistes et groupes amateurs, durant les week-ends et vacances universitaires. C’est en visitant un été les studios de la station de radio WCAU à Philadelphie que sa vocation se précise, même si elle ne pouvait se concrétiser par un métier qui, pour ainsi dire, n’existait pas encore dans son acception moderne : devenir un spécialiste de la gestion du son, en terme d’électroacoustique, au service d’un art, ici la musique. Van Gelder termine alors ses études, et débute ses expérimentations au sein de son premier véritable home studio, construit et installé dans la maison familiale d’Hackensack. Ses salaires d’optométriste serviront la cause : acheter les microphones Neumann dont il raffole et du matériel glané dans de grands studios, bidouiller ses premiers amplificateurs et adapter des équipements préexistants : « Il n’y avait aucune fabrication commerciale de consoles d’enregistrement comme on en trouve aujourd’hui. Les maisons de disques construisaient leur propre matériel d’enregistrement et si vous vouliez faire quoi que ce soit, il fallait le faire vous-même. Ce que j’ai fait. »

La réputation grandissante de l’architecte sonore amoureux du jazz précédait désormais Van Gelder au-delà des frontières d’Hackensack. Des musiciens professionnels se passent le mot et servent de cobayes pour les jam sessions qui s’enchaînent au sein du salon familial : Lee Konitz, Lennie Tristano,  Zoot Sims, Gerry Mulligan, mais aussi Tony Fruscella ou Joe Mooney, un accordéoniste  auprès duquel Van Gelder enregistra le premier morceau diffusé en radio. Les tarifs horaires sont bas, les techniques d’enregistrement novatrices. Les producteurs apprécient le perfectionnisme, l’organisation millimétrée et la rigueur méthodique du petit prince de la captation sonore. Cette méticulosité et son goût pour les dernières innovations techniques, mais également sa compréhension intuitive des spécificités du jazz allaient propulser Van Gelder à la pointe de sa discipline au tournant des années 50, avec l’arrivée des premiers enregistreurs à bande. Il attire ainsi l’attention d’Alfred Lion, boss du label de jazz indépendant Blue Note, qui reconnaît en lui pudiquement « une bonne oreille pour le jazz, et un bon feeling. Il n’était pas juste un homme qui restait assis auprès des contrôles et à regarder les aiguilles… Il écoutait. » Si le son du label new-yorkais est né dans la tête d’Alfred Lion, R.V. Gelder l’a concrétisé. 

 

L’éminence grise du son Blue Note séduira par la suite les plus grands labels (Savoy, Prestige, Impulse, Verve, CTI) et virtuoses tels que Miles Davis, John Coltrane, Herbie Hancock, Horace Silver, Sonny Rollins ou Lee Morgan. La chaleur, la clarté et la précision sonore de ses enregistrements étaient uniques, et inspireront de nombreux ingénieurs du son des générations suivantes : « Rudy Van Gelder a défini une éthique des textures, un canevas technologique qui n’empêchait pas un rapport presque mystique à l’improvisation. Il y avait chez lui de l’alchimiste ». 

Il n’y avait pas de secret pour R.V. Gelder. Son art, comme pour l’alchimiste, était spéculatif. Ainsi se justifie le seul propos de la technique : faire sonner la musique comme le musicien veut qu’elle soit entendue. Telle fut la quête d’une vie

Ecrit par Benjamin Grinda

Les commentaires sont fermés.

  • Les concerts Jazz et +

  • Le Jazzophone