#Jazz & #Politique : Angela Davis : Blues et féminisme noir

On connait tous la passionaria, l’activiste, la résistante anticapitaliste et la militante des droits civiques qu’est depuis les années 70, Angela Davis. On sait moins qu’elle est aussi professeur de philosophie et qu’elle s’intéresse particulièrement au féminisme noir.

Elle a publié plusieurs ouvrages sur le sujet, mais Blues Legacies and Black feminism, paru en 1999 aux États-Unis est celui qui nous concerne le plus au Jazzophone. Récemment traduit aux Éditions Libertalia, il traite de ce phénomène à travers la musique et surtout les textes de trois chanteuses de blues. Gertrude Ma Rainey (1886-1939). La diva de Chattanooga, Bessie Smith (1894-1937).

Et pour finir, plus proche de nous, Billie Holiday (1915-1959). Angela Davis a décortiqué avec précision les textes, intimement liés au contexte. Le racisme, la ségrégation, mais aussi l’asservissement des femmes au sein même de la communauté noire. […] je réalisais que leur musique constituait un terrain passionnant pour analyser une conscience féministe historique propre aux communautés noires de la classe laborieuse. Je découvrais alors que leurs représentations artistiques des politiques du genre et de la sexualité construites par, et entremêlées avec, leurs représentations de la race et de la classe faisaient de leurs disques quelque chose de bien plus provocateur. Au cœur de ces blues, la sexualité prend une très grande part. Gertrude et Bessie Smith, dont les frasques sexuelles défrayaient la chronique, usaient de mots cachés, de sous-entendus érotiques et surtout d’une rébellion pour, en quelques mots et une série de douze mesures raconter leur vie, leurs hommes (ou femmes), leurs déceptions.

Voyons les premières strophes de « Oh Daddy Blues » chanté par Bessie Smith en 1923. Notons que le daddy en question n’est bien sûr pas le papa de la chanteuse. Quant au Jelly Roll ce n’est pas forcement qu’un roulé à la confiture.

« 
Comme une fleur, je fane
Le docteur vient me voir presque tous les jours
Mais il ne me fait aucun bien
Pourquoi ? Parce que je suis bien seule sans toi
Et si tu tiens à moi, alors tu écouteras mon appel
[…]

Oh, daddy, penses-y bien quand tu es tout seul
Tu sais que tu vieillis
Tu regretteras la manière dont je cuisinais ton jelly roll
Et alors, daddy, daddy, tu n’auras plus de mamma du tout ».

En passant du gospel, la musique noire américaine sacrée, au blues, musique séculaire, les thèmes vont s’émanciper tout en prenant en compte la naissance, l’explosion d’une nouvelle conscience noire et pour ces femmes d’une libération sexuelle. Le sacro-saint mariage et le patriarcat vont être mis à mal. »Sam Jones Blues » par Bessie Smith, contient une des rares mentions au mariage de toute son œuvre ; une union qui capote!

Ce qui donne en français :

 »Sam Jones avait quitté sa charmante femme pour aller voir ailleurs
Il revint à la maison environ un an plus tard, chercher sa highbrown
Il arriva à cette porte qu’il connaissait, frappa à s’en faire mal aux doigts
Sa femme vint, mais quelle honte, elle ne le reconnut pas 
Sam dit : « Je suis ton mari, chérie. »

Mais elle dit : « Chéri, c’est drôle d’entendre ça
Tu ne parles pas à Madame Jones, mais à Mademoiselle Wilson
Avant j’étais ton auguste partenaire
Mais le juge a changé mon destin
Il fut un temps où tu aurais pu entrer ici et appeler cet endroit ton foyer,
Mais maintenant, il est tout à moi et pour tout le temps, je suis libre et je vis seule. »

Plus loin, Angela Davis en vient à Billie Holiday. Elle rappelle d’abord la dimension esthétique que rajoute Billie dans ses interprétations. Elle passe du blues classique trop étriqué pour elle, au jazz moderne. L’évolution correspond de façon surprenante à la naissance d’une classe moyenne noire urbanisée. Son tube « My Man » en est un bel exemple. « It cost me a lot » « 
But there’s one thing that I’ve got » « 
It’s my man
It’s my man »… Mais elle ne pouvait omettre la dimension militante de l’interprétation de Strange Fruit par Billie HolidayStrange Fruit fit d’elle une figure charnière de la nouvelle tendance de la culture musicale noire à aborder frontalement la question de l’injustice raciste. Mais Billie Holiday réalisa que Strange Fruit offrait un mode d’expression qui lui permettait de fusionner sa propre sensibilité, y compris sa haine envers la brutalité raciste, avec la rage d’une communauté qui pouvait potentiellement entrer en résistance.

Pour illustrer cette étude aussi brillante que passionnante qui ravira tous les amateurs, les éditions Libertalia, offrent avec le livre, un CD comportant neuf blues de Ma Rainey et autant de Bessie Smith. Ils gratouillent, mais quel régal.

Blues Legacies and Black Feminism
Gertrude « Ma » Rainey, Bessie Smith et Billie Holiday – Editions Libertalia.

Ecrit par Jacques Lerognon
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