#Paroles de Jazz #16 par Didier Balducci (dit Baldu) (dit Memphis Mao)

Je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans la première fois que j’ai acheté un disque de jazz, et donc la première fois où j’en ai réellement écouté un, seul, chez moi, en silence.

Jusque là, le peu que je connaissais de cette musique était ce que j’avais entendu lors de soirées que je passais avec le grand frère d’un copain et ses potes babas cool, entre deux disques de rock progressif, de soft rock californien 70s, de jazz rock et – pire que tout ça peut-être car réussissant à en accumuler toutes les tares sous le couvert du second degré – de Frank Zappa, une des pires et des plus durables détestations de ma vie.(Je découvris ensuite – et appréciai fort – le premier album avec les Mothers of invention, l’incroyable Freak Out, et quelques autres morceaux de ses débuts, mais pour le reste, tout le reste, je n’ai pas changé d’avis.)

Mélangé à ces musiques ignobles, à cette boue sonore qui représentait tout ce que je haïssais en musique, le jazz, par capillarité, par osmose, y était strictement associé, marqué lui aussi du sceau de l’infamie.Tous, je les mettais dans le même sac, un sac poubelle qui n’allait pas tarder à finir dans de plus grandes poubelles encore, et définitives celles-là : les poubelles de l’Histoire.

Le jazz donc, à mes oreilles de fan des New York Dolls, de MC5, des Damned, de Suicide, des Seeds, de Motörhead même, c’était ça, des solos en boucle, des démonstrations stériles de musiciens hyper techniques (ou qui faisaient n’importe quoi ? Pour moi la distinction était alors indiscernable (et l’est souvent toujours) tricotant interminablement autour d’un vague thème de départ, prétexte à leurs divagations mortellement ennuyeuses, des improvisations mécaniques et ineptes pire encore que le robinet d’eau tiède du mauvais rock. Une logorrhée pénible qui semblait pouvoir durer des heures, un temps infini même, si, heureusement, la fin de la face du disque ne venait y mettre un terme. Une musique jouée « par des idiots, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien » pour reprendre la fameuse formule shakespearienne, une musique absconse et de plus strictement instrumentale à de très rares exceptions près. Comment une musique muette pouvait-elle me parler ? Non, le jazz était pour moi plus incompréhensible que du chinois, que la messe en latin, que les plus compliqués des exercices de trigonométrie. C’était littéralement du bruit, selon la définition qu’en donne le Larousse (« Ensemble des sons perçus comme étant sans harmonie, par opposition à la musique » – Synonymes : boucan (familier) – chahut (familier) – tapage – tohu-bohu – vacarme). Du bruit pénible et ringard, contrairement à Metal Machine Music de Lou Reed, qui était, lui, du bruit cool (sur la pochette, Lou arborait de superbes Ray Bans noires et un petit blouson en cuir clouté, et il y avait même la formule chimique des méthamphétamines à l’arrière).

Alors que le jazz, comme la musique classique, ça sentait le conservatoire, les Journées du patrimoine, la naphtaline et même un peu les fuites urinaires. 

Et puis le jazz c’était aussi, plus localement et donc plus concrètement pour moi, cette musique inoffensive qui servait de bruit de fond à la dégustation de pan bagnats indigestes accompagnés d’un verre de mauvais rosé du Var, assis sur une nappe à carreau et entouré d’une marmaille insupportable, sous les oliviers du Festival du Jazz. Avec un public de notables électeurs de Jacques Médecin nostalgiques de leurs folles soirées de jeunesse à la Madonette ou à la Siesta, ou de quarantenaires bourgeois vaguement socialistes et mous, venus là comme ils seraient allés écouter Michel Jonasz. Leurs pulls Lacoste négligemment jetés sur les épaules et attendant que soit joué Petite Fleur de Sydney Bechet, leur morceau de jazz préféré. (Tout aussi ringard qu’eux, finalement, j’imaginais naïvement à cet âge innocent et crédule que le rock, lui, était révolutionnaire.)

Et comme si ce n’était pas assez, il fallait aussi composer avec cette insupportable morgue des amateurs de jazz. Ils n’avaient à la bouche que les mots « technique », « vélocité », « arrangements », « évolution ». Alors que, vu de l’extérieur, les morceaux de jazz semblaient n’être constitués que d’un seul et unique accord autour duquel tout le monde tricotait pendant des plombes, sans paroles, sans la moindre mélodie à part celle du mince thème en général emprunté à cet horrible répertoire Tin Pan Alley ou à des classiques du « Grand Répertoire Américain ». Totalement ringard et surtout si éculé qu’à côté une reprise de Louie Louie passait pour un sommet d’originalité, d’audace et d’avant-gardisme, des scies ultra rebattues comme Summertime, Night and Day, I love you Porgy et compagnie. Avec leur snobisme mal placé, imbus d’eux mêmes et persuadés de détenir la vérité, ils méprisaient tout ce que j’aimais, rock’n’roll, chansons, simplicité, amateurisme, look, glamour et attitude sexy, et de leur tour d’ivoire ils contemplaient avec dédain la plèbe des rockers primaires dont je m’enorgueillissais de faire partie. 

Eh bien s’ils me méprisaient, je les méprisais aussi, eux et leur musique de pénibles barbons ronchons et radoteurs. Les jazzeux n’étaient même pas l’ennemi (ça, c’étaient les babas cool), ce n’étaient que des anciens combattants. Ils avaient perdu la guerre, loupé le train de l’histoire et raté la révolution du rock. Tenants de l’Ancien régime et véritables contre-révolutionnaires, ils auraient mérité, selon l’orthodoxie punk, d’avoir la tête tranchée ou d’être envoyés en camp de rééducation. Mais dans ma grande mansuétude et en adepte de la non-violence, je préconisais de les laisser en paix, entre eux, aux Jardins des arènes de Cimiez, à écouter jusqu’à la fin des temps leur absurdes solos de clarinette ou de batterie. (Pour ce qui concerne les solos de batterie, j’étais tout de même pour le rétablissement de la peine de mort.) Voilà où j’en étais donc, dans ma relation avec le jazz, vers les 16-20 ans.

Plus jazzophobe que Jazzophone.

Il y avait bien ces live pirates du MC5 pré Kick Out The Jams sur lesquels ils étaient rejoints par un sax free qui rajoutait encore une couche de folie et d’énergie pure à leurs guitares incandescentes, et surtout la face B de l’album Funhouse des Stooges où, là aussi, le saxophone de Steven Mackay surgissait brusquement et sans crier gare pour semer un peu plus la zizanie et terminer le disque de manière parfaite, en crescendo, dans une cacophonie générale – mais géniale -, en produisant des sons alternativement stridents ou gutturaux ressemblant à ceux d’un sanglier mortellement blessé. Ça sonnait comme si quelqu’un soufflait de toutes ses forces dans un tuyau métallique sans se soucier le moins du monde de ce que faisaient les autres musiciens – qui d’ailleurs, très vite, pour le morceau final L.A blues, faisaient eux aussi ce qui paraissait très fortement être absolument n’importe quoi. C’était très beau.

Mais ce n’était pas du jazz, au mieux l’idée que les Stooges, dans leurs cerveaux défoncés, se faisaient du jazz. Et forcément, cette idée me paraissait bien plus brillante que de reprendre Petite Fleur en y rajoutant d’interminables solos. C’était bien la première fois que quelque chose en rapport avec le jazz me plaisait. Et de plus, dans de vieilles interviews Iggy parlait souvent et longuement de Pharoah Sanders, disant que c’était une de leurs influences principales à leurs débuts. Du coup, lorsque un jour où je trainais à Télérama, mythique magasin niçois de disques et de matériel hi-fi d’occasion situé dans une petite galerie couverte de l’avenue Jean Médecin, un lieu qui fit plus pour mon éducation que le lycée, la fac et mes parents réunis, je tombai sur un disque dudit Pharoah, je le sortis du bac pour l’examiner, au lieu de le repousser dédaigneusement du bout des doigts comme je le faisais avec les autres disques de jazz. (Je préfère ne pas penser à tous les trésors qui ont dû me passer entre les mains et que je n’ai pas achetés à cette époque…) Il s’agissait de Tauhid, l’original sur Impulse, et en le retournant je vis que l’album contenait Upper Egypt and Lower Egypt, justement le morceau qu’Iggy citait. Bien que d’un naturel méfiant, je pensais que je pouvais tout de même me fier en toute confiance aux Stooges, ils ne m’avaient jusque là jamais trahi (ils attendirent pour ça de se reformer). J’hésitai tout de même. Si le disque avait été dans les bacs du dehors, à cinq francs, et pas dans ceux du dedans, à trente (en gros, respectivement 1 et 5€, je traduis pour d’éventuels jeunes lecteurs du Jazzophone, même si la plupart doivent probablement encore parler en anciens francs…), je l’aurais pris sans réfléchir. Là, malgré tout, je me tâtai un peu. Mais la caution des Stooges, le look impeccable de Pharoah Sanders sur la couverture avec sa superbe toque en astrakan, la beauté du design à l’intérieur, l’épaisseur incroyable du carton de la pochette (au pire je pouvais en faire une table basse), ce slogan intrigant et engageant, « The New Wave of Jazz Is On Impulse ! » (il y avait donc eu une nouvelle vague ? les choses n’en étaient pas forcément restées à Petite Fleur ?!), tout ça piquait ma curiosité et m’attirait irrésistiblement.

J’achetai le disque.

Et rentré chez moi je l’écoutai. Je n’avais jamais entendu une chose pareille, jamais, et si je ne sautai pas immédiatement au plafond ni ne me roulai par terre comme la première fois où je posai Raw Power ou Blitzkrieg bop sur la platine (ce n’était d’ailleurs probablement pas le but de Pharoah Sanders), je fus immédiatement troublé puis rapidement subjugué. Ces percussions bizarres, ces riffs de sax jetés de-ci de–là, ces glissandos de piano (ou de harpe ?!), ce rythme déstructuré, avançant comme un serpent mais qui pourtant avait un swing indéniable, ces assonances pourtant musicales, ces éléments répétitifs semblant appeler la transe extatique, hypnotique, quasi vaudou, ces espaces blancs, ce silence mystérieux entre les notes, cette construction tordue mais majestueuse du morceau (qui faisait toute la longueur de la face A), partant d’éléments qui semblaient disparates et qui enflait peu à peu, tout s’imbriquant soudain comme par magie, avec ces vocaux arrivant tout à la fin, cette étrange mélopée semblant marmonner quelque mantra bouddhiste… Cette musique était mystérieuse, elle paraissait pour moi provenir d’un autre temps et d’un autre lieu – fort éloignés l’un comme l’autre mais que je semblais étonnement reconnaître -, du cœur des ténèbres, d’un Orient étrange, d’une autre planète, mais pourtant elle me parla immédiatement. Pour un amateur des Troggs ou des New York Dolls, c’était comme de passer brusquement de Balzac à Burroughs. Ou de La Fureur de vivre à L’Année dernière à Marienbad. Ce n’était ni meilleur (comme les jazzeux voulaient nous le faire croire) ni pire (comme les rockers sectaires le prétendaient), c’était différent. Très différent.

Ce fut ma porte d’entrée dans le jazz, une porte royale qui semblait n’attendre que moi (j’aurais pu acheter un disque de Wynton Marsalis et mon aventure avec le jazz se serait terminée là), un premier pas timide mais immédiatement récompensé au centuple et qui me poussa à acheter, quand j’en voyais d’occasion (je n’achetais jamais, pendant longtemps, de disques de jazz neufs, c’était le temps béni où l’on trouvait des vinyles pour trois fois rien à tous les coins de rues, ce qui poussait nettement à la curiosité par rapport à ces vilaines rééditions actuelles à 30€…), tout ce qui me paraissait pouvoir ressembler de pré ou de loin à ce premier choc : free jazz, spiritual jazz, soul jazz, etc. D’autres Pharoah Sanders bien sûr (ah, The Creator was a master plan…), Archie Shepp, Art Ensemble of Chicago, Coltrane (John – Olé, Africa/Brass ! – puis Alice – tout !), Albert Ayler, Ornette Coleman, Sun Ra (lui venait vraiment d’une autre planète !) puis des choses un peu plus classiques comme Gato Barbieri, Yusef Lateef, Roland Kirk, Chico Hamilton et bien sûr Miles Davis, sa période jazz modal et tous ses disques sixties en particulier et tout spécialement Sketches of Spain (toujours mon disque préféré de lui, là encore un disque incroyablement mystérieux et totalement inclassable, un de ceux que j’aimerais que l’on joue à mon enterrement). Du jazz plus « classique » donc, mais avec toujours ce côté étrange, sauvage, mystique, troublant. Une musique à la fois cinématographique, comme les bandes originales de films, contemplative et hypnotique comme de la musique répétitive ou minimaliste, narcotique pour sa capacité à faire rêver, à vous emporter dans un autre monde, mais aussi furieusement excitante, capable de vous faire littéralement rentrer en transe, de vous faire danser en secouant la tête, les yeux fermés, comme si vous écoutiez Hawkwind ou Can, une musique qui parle finalement autant au corps qu’au cœur.

Et tout ça en continuant à écouter les Stooges, les Troggs, Bo Diddley, les Seeds, Captain Beefheart, Devo ou Jesus & Mary Chain.

Et Petite Fleur ?

Non, toujours pas Petite Fleur. (Ni les solos de batterie.)

Ecrit par Didier Balducci

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